BHALIL - Le gouffre d'El Addal sur le flanc de la montagne - Situation géographique - 2024
🔹 En cette nuit d'été des années 80 nous étions 5 jeunes hommes bien installés sur la terrasse du café « La Belle Vue », qui se trouvait entre le quartier Kasbah et celui de Ramla. Nous étions en train de profiter de la belle vue en question, qui donnait sur les jardins de Quadoussa, avec la ville de Fès illuminée en arrière-plan. On discutait ensemble de notre prochaine sortie dans les environs de Bhalil. À cette époque on aimait quitter le village pour découvrir les alentours, afin de rompre la routine quotidienne à moindres frais. On se dirigeait souvent vers l’ouest (la montagne) ou vers le sud (la rivière). Il suffisait de marcher un peu.
🔹 On connaissait le volcan éteint d’El Kalaâ à 3 ou 4 Km à l’ouest de Bhalil et sa vue plongeante sur la plaine de Saïs, la ville de Fès et son aéroport. Le sommet d’El Kalâa se trouve bien sûr à une altitude élevée, par rapport à l’aéroport de Fès-Saïs, et c’était toujours assez surprenant de voir des avions voler plus bas que nous. On connaissait aussi la rivière Aggay à 2 ou 3 Km au sud de Bhalil, et ses potagers qui produisaient des tomates, des choux, des poivrons, et des haricots verts. Sur la rivière il y avait un petit barrage, qui formait un bassin d’eau où on pouvait se baigner. Ce fameux barrage Hammou El Arfaoui laissait former également un dangereux tourbillon qu’on appelait « l’avaleuse », parce qu’il avait déjà aspiré quelques personnes. Mais il y avait un autre phénomène local que la plupart d’entre nous n’avait jamais visité : il s’agissait du mythique gouffre d’El Addal, situé bien plus loin du centre de Bhalil.
🔹 Dans les années 60 on nous décrivait le site d’El Addal comme étant une falaise difficile d’accès, un endroit dangereux où il ne fallait jamais mettre les pieds. On nous disait aussi que c’était un refuge pour les oiseaux sauvages, et en particulier les pigeons. Seulement quelques personnes s’y aventuraient pour récupérer des pigeonneaux, et des fientes. Ces déjections étaient vendues aux artisans teinturiers dans la médina de Fès pour la préparation du cuir. On comprend peut-être mieux pourquoi ça sent toujours aussi fort quand on s’approche des tanneries de Fès ! C’était dû à la bonne fiente des pigeons d’El Addal dont l’odeur a traversé le temps ! Quel était le prix de vente à l’époque ? Dieu seul le sait. Je ne connais aucun de ces aventuriers du gouffre qui soient encore en vie. C’était l’ancienne génération, aujourd’hui presque disparue. Parmi les personnes défuntes qui s’étaient spécialisées dans cette récolte à l’époque on peut citer Haddou Zeghmour, Thami Maydeaa. Il me semble aussi avoir entendu que quelques personnes avaient laissé la vie au fond de l’abime. Et personne ne nous parlait des risques d’infection causé par la manipulation de ces déchets de pigeons. Voilà tout ce qu’on savait de cet endroit, et dont l’idée mystérieuse avait été implantée dans notre imaginaire en tant que gamins.
🔹 En plus de la curiosité de découvrir l’interdit, notre but essentiel en visitant le gouffre n’était pas de récupérer les excréments, mais plutôt de choper quelques pigeons et d’en faire un bon tagine avec des oignons et des raisins secs ! Avec le recul j’avoue que ce n’était pas très malin. Sans doute un excès de testostérone. Il régnait une certaine inconscience de notre part du danger encouru. On ne voyait en perspective que la dégustation du tagine, qu’on projetait de préparer quelques kilomètres plus loin, au bord de la rivière Aggay. Comme on avait l’habitude de roder dans les environs montagneux de Bhalil, on s’était dit que visiter le gouffre ne devait pas être aussi dangereux que l’on disait. La décision a été donc vite prise d’y aller malgré le « danger ». Et on n’allait surtout pas se créer plus de problèmes en prenant le risque d’avertir nos familles… Quand on pense qu’il n’y avait même pas de téléphones portables à l’époque pour passer un coup de fil en cas d’urgence, on peut dire que notre inconscience était totale.
🔹 Il y avait parmi nous au moins une personne qui était déjà descendu dans le gouffre et cela nous rassurait. Pour mener à bien l’aventure, on avait besoin de cordes pour la descente, et d’un bon lance-pierre pour la chasse. Et heureusement, il y avait avec nous un spécialiste attitré du lance-pierre. J’ai nommé Kader, le même gars qui était déjà descendu dans le gouffre. Il y avait chez lui un bon lance-pierre qu’il avait lui-même fabriqué, et qui ne demandait qu’à être utilisé. En réalité les lance-pierres, j'avoue que c’était un sport local de les confectionner et de jouer avec. On s'exerçait à tirer sur les lézards des murs à Bhalil. (Il s’agissait d’une espèce d'environ 15 cm de long, de couleur vert foncé avec des motifs ou rayures jaunes qu'on appelait "Zermoumia". Son vrai nom latin est Podarcis muralis, comme vous pouvez voir sur Wikipédia). Sinon on essayait d'allumer une allumette posée contre un mur, en lui tirant dessus à 3 m de distance. Tous les types d'élastique qui nous tombaient entre les mains était testés pour leur efficacité en tant qu’éléments de lance-pierres. Élastique des chambres à air, élastiques des sangles pour porte-bagages de vélo, élastiques carrés... ils y passaient tous. Les élastiques de couturière, une fois tressés, donnaient de très bons résultats. Mais je suis bien obligé d’avouer que tous ces entrainements et tests n’étaient que les préparatifs pour la chasse aux oiseaux. Il y a des moments dans la vie où l'on ne réfléchit pas beaucoup à la nature, et on finit par le regretter plus tard. (Je me rattrape actuellement en m'occupant un peu des oiseaux de jardin. Mais c'est un autre sujet qui fera peut-être l’objet d’un autre article même si ça ne concerne pas directement Bhalil.) Pour revenir à notre sortie et à nos préparatifs, il ne fallait surtout pas oublier d’apporter le nécessaire pour cuisiner les volatiles capturés, puisque c’était le but ultime.
🔹 Le lendemain matin nous avons préparé tout le matériel dont nous avions besoin et nous avons emprunté une mule blanche pour le transport à un proche, surnommé « grosse pièce de monnaie ». On l’appelait ainsi peut-être parce qu’il faisait bien son poids et que son patron possédait pas mal de monnaie ! Par la même occasion, un jeune garçon de la famille voulait nous accompagner. Il s’appelait Abdel, il connaissait bien la mule et il voulait sûrement être initié à notre drôle d’aventure.
🔹 En fin de journée nous avons pris le chemin du gouffre. Direction le Sud-Ouest de Bhalil à environ 10 Km du centre. À l’époque il n’y avait pas de GPS grand public ni de sites qui permettent de retrouver les coordonnées d’un point précis sur le globe. Actuellement on arrive facilement à déterminer avec Google Maps les coordonnées géographiques. Ainsi j’apprends que l’altitude du gouffre d’El Addal est d’environ 1040 m, avec les coordonnées GPS suivantes : Latitude : 33,8163 Longitude -4,9454 ou en DMS (degrés, minutes, secondes) 33°48’58’’N 4°56’43’’W. Je les rajoute au cas où certains aimeraient rendre visite au précipice ! A voir aussi sur Google Earth.
🔹 On voulait arriver au gouffre juste après le coucher du soleil, alors que les pigeons venaient de rentrer. L’approche du gouffre se présentait sous forme d’un flanc de colline, sur lequel poussaient des palmiers nains et quelques arbustes. Le terrain dans les environs est essentiellement caillouteux et rocheux. Tout d’un coup, et sans s’y attendre, on tombe sur un trou d’environ 20 m de diamètre qui s’ouvre devant nous. Il parait, d’après ce que nous avait déjà racontait notre copain expérimenté, que le gouffre descendait à 25 voire 30 m de profondeur, et les cordes avaient été choisies en fonction. En tout cas on ne voyait pas le fond, alors qu'il ne faisait pas encore nuit. Ce fond, la plupart d'entre nous ne l'avait jamais vu. Peut-être qu'il aurait fallu venir le jour et faire un peu de repérage. Sur le coup il avait l’air sombre, sinistre et dangereux. L'angoisse et l’adrénaline ont subitement atteint leur maximum. J’ai décidé de ne pas descendre dans l'inconnu, et ce fut pareil pour 2 autres camarades. Seul Kader, qui connaissait déjà les lieux, voulait descendre accompagné de Ali surnommé « le tigre ». On sentait que ce dernier avait très peur mais il n’osait pas faire marche arrière. Les 3 autres copains, moi compris, allaient tenir les cordes en haut du gouffre. Ce qui n'était pas une mince affaire puisque la vie de nos copains courageux en dépendait.
🔹 Au bord du gouffre se trouvait un petit arbre dont on avait déjà entendu parler, et qui devait servir pour attacher une première corde, la corde de guidage. Une deuxième corde ceinturait l’alpiniste amateur, alors que les 3 personnes restantes en tenaient l’autre bout, pour faire descendre l’aventurier tel un panier. La paroi du gouffre tombait verticalement sur quelques mètres mais ensuite il y avait un renfoncement ; sur un passage de 5 mètres l’alpiniste était suspendu totalement dans le vide, en s’accrochant à sa corde de guidage et en espérant que ses camarades ne lâchent pas le bout de celle qui entourait sa taille. Les cordes utilisées étaient loin d’être professionnelles, elles avaient été achetées dans le souk du coin. Leur diamètre ne dépassait guerre les 1,5 cm. Il fallait avoir de la force pour réussir cette descente, mais surtout afin de remonter. Je n’aurais pas voulu me retrouver tel un autre copain, qui était descendu au fond du gouffre quelques années auparavant, et n’avait plus la force de remonter. Il a fallu descendre le matériel nécessaire pour lui faire un bon thé à la menthe avec beaucoup de sucre, afin de lui permettre de grimper le mur et dépasser le vide.
🔹 Cette fois ci, heureusement, la descente s’est passée comme prévu. C’est-à-dire sans accident. Pendant toute la descente qui n’a duré que quelques minutes mais qui semblait s’éterniser, nous étions 3 en haut du gouffre pris par un fou rire parce qu’on savait que le tigre avait peur. A présent on ne voyait plus les copains qui se trouvaient au fond du gouffre. Ils étaient comme absorbés par un trou noir. Après une heure ou 2 de stress bien dosé, c’était l’heure de les remonter. Quel soulagement quand tout le monde s’est retrouvé dehors en un seul morceau ! Surtout qu’on avait également peur que l’enfant ne s’égare dans la nuit et tombe dans le trou ! On s’est vite éloigné de plusieurs mètres du bord du gouffre. Et c’est alors qu’on a appris l’existence d’une allée au fond, qui mène vers une espèce de grotte presque aussi haute que le gouffre est profond. Les pigeons nichaient ici, ainsi que sur certaines parties de la paroi descendante du gouffre.
🔹 Le butin était suffisant et il y avait quelques pigeons à marmiter pour notre diner au bord de l’eau. On a vite ramassé nos affaires et sommes repartis la nuit vers la rivière Aggay qui se trouvait à quelques kilomètres plus loin. Au moins là on était sur un terrain plus familier. La nuit, il n’y avait pas un chat dans la vallée, mais on sentait déjà la bonne odeur de notre cuisine de fortune. On avait faim et notre appétit allait vite être satisfait.
🔹 Le souvenir de cette sortie est toujours aussi vivace. Le jour, le gouffre est certainement intéressant à voir de l’extérieur, voire même de l’intérieur pour un aventurier ou un alpiniste, mais je pense sincèrement que cela ne vaut pas le coup de risquer sa vie la nuit pour un simple tagine de pigeons. Plus tard l’un des camarades qui tenait le haut de la corde m’avait révélé qu’il s’était senti mal pendant l’opération. Heureusement qu’il n’avait pas lâché la corde pour autant. Une expérience à ne pas renouveler.
🔹 Pour toutes les personnes citées dans cet article et aujourd’hui disparues : que Dieu ait leur âme et qu’ils reposent en paix.
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